L’objectivité et les études en Lettres

L’objectivité… dès réception d’un tel sujet, le premier réflexe de l’étudiant en lettres est d’ouvrir le sacro-saint dictionnaire de la langue française pour tenter, à partir de l’étymologie du mot, de mieux saisir ce terme à travers les diverses définitions données. Objectivité : mot attesté en 1801 qui signifie dans sa première acception  « caractère de ce qui est existe indépendamment de la pensée ». En 1888, elle est définie comme « la qualité de ce qui est conforme à la réalité ». En 1903, la signification se fixe : « disposition d’esprit de celui qui voit les choses sans passion ni parti pris »[1]. Tout au long du parcours des études en lettres, la notion d’objectivité est omniprésente dans toutes les formes de réflexion. Que ce soit dans le cadre d’une dissertation, d’un commentaire de texte, d’une analyse ou d’un rapport de lecture, une certaine forme de neutralité est demandée à l’étudiant dans son rapport avec le texte produit et/ou étudié. L’objectif est de permettre à ces étudiants de développer une réflexion la plus scientifique[2] possible, c’est-à-dire, impartiale et dénuée d’émotions propres. Néanmoins, les mots ne sont pas neutres. Ils doivent être interprétés et sont porteurs d’une signification intrinsèque.

L’objectivité en lettres : histoire

Gustave Lanson (1857-1934), historien de la littérature et critique littéraire, est le premier à soulever la question de l’approche objective des œuvres[3]. Ses travaux contribuent à modifier en profondeur l’univers de la dissertation et de l’explication de texte littéraire. Dans « La méthode de l’histoire littéraire », il propose une lecture socio-historique des œuvres, dénuée de toute subjectivité. Cela passerait d’abord, selon lui, par une connaissance approfondie de tous les paramètres qui entourent une œuvre (contexte de production, de réception, influences diverses…). Ensuite, il faudrait effectuer une étude approfondie du texte, qui pourrait se faire entre autres sur la base d’une étude comparative avec d’autres textes pour tenter de saisir les ressemblances et les différences. Ce processus s’achèverait par une meilleure capacité à situer le texte de départ dans un univers littéraire : il serait alors possible de le situer dans un réseau tout en explicitant ce qui fait sa singularité.[4] L’essentiel est de passer de la subjectivité à l’objectivité : « Toute la différence qu’il y a ici entre la critique subjective et l’histoire littéraire, c’est que par la critique je dégage le rapport de l’œuvre à moi-même, par l’histoire le rapport de l’œuvre à l’auteur et aux divers publics devant lesquels elle a passé. Par la critique, je détermine quelles impressions en moi, par l’histoire quelles impressions des publics et quelles dispositions de l’auteur constituent une personnalité littéraire distincte. »[5]

Toutefois, même si Lanson milite pour une objectivité dans toute approche d’œuvres littéraires, il reconnaît qu’une analyse qui s’appuie sur des procédés strictement littéraires est inintéressante dans le cadre de l’éducation : « Nous devons préparer les jeunes gens à comprendre les questions morales et sociales qu’ils devront résoudre, les préparer à les résoudre avec exactitude, sincérité, désintéressement, justice. »[6]

L’expression de l’objectivité

Cependant, quand bien même le texte serait interprété de manière totalement neutre, la transmission de la connaissance pose un certain nombre de problèmes formels. Pour parvenir à rendre cette « réalité », des stratégies sont enseignées aux étudiants en lettres : entre autres, l’emploi des pronoms personnels à la troisième personne « il » ou « on » sera préféré ; l’auteur d’un texte devra éviter d’utiliser des formules d’interpellation du lecteur ou de l’interlocuteur, ainsi que des modalisateurs et des figures de rhétorique pouvant obscurcir sa pensée. Enfin, dans le cadre d’une citation, il devra la choisir scrupuleusement et préciser sa source, par exemple en disant « Zola affirme que […] ». Dans tous les cas, l’auteur du texte devra s’inscrire[7] dans un cadre et s’y tenir : c’est ce qui fera la force de son argumentation.

Ces méthodes ont pour but de transmettre l’information sans l’orienter. Toutefois, cela pose un certain nombre de questions. Par exemple, quel serait le meilleur mode d’énonciation ? Intégrer le pronom personnel « je » signifie nécessairement qu’il y a une part de subjectivité. D’un autre côté, n’est-ce pas plus objectif que de figurer une prétendue objectivité par l’emploi d’un pronom indéfini (« on », par exemple), dont le porteur est flou ? Imaginons qu’un certain nombre d’éléments permettent à l’auteur de l’article, un journaliste faisant un travail d’investigation, de déduire qu’un criminel a agi de sang-froid. Doit-il dire « D’après ces éléments, le criminel a agi de sang-froid » ou « Ces éléments me permettent de conclure que le criminel a agi de sang-froid » ? Vaut-il mieux admettre sa subjectivité ou prétendre être pleinement objectif ?

Le choix des mots est également déterminant. Ainsi, le verbe « prétendre » utilisé ci-dessus a un sens assez proche du verbe « affirmer », mais il dispose d’une connotation particulière. En effet, selon le TLFi[8], prétendre a également pour sens d’« Affirmer catégoriquement (généralement quelque chose de contestable), soutenir une hypothèse peu crédible avec une assurance exagérée, sans preuve à l’appui. » Utiliser un terme spécifique oriente nécessairement la compréhension qu’en a le lecteur, ce qui force le journaliste à réfléchir méticuleusement au poids de chaque mot. En définitive, seul l’usage du discours direct assure que les propos de l’auteur de la citation ne seront pas détournés. Néanmoins, même en ce cas, le choix de la citation n’est pas neutre et témoigne d’une volonté du journaliste de valoriser cet extrait plutôt qu’un autre.

Enfin, produire une phrase complexe, riche en subordonnées relatives, en participes présents et en tournures infinitives risque de, au cas où elle ne serait pas parfaitement maîtrisée, perdre le lecteur, l’empêchant de comprendre le sens initial du propos. Aussi, faut-il se limiter à des phrases simples (sujet, verbe, complément), au détriment du style et de la richesse syntaxique ? Il est possible d’écrire, en respectant à la lettre ces règles précises, « M. Martin a pris le train à 7h50 lundi 24 mars 2015 », mais comment construire une argumentation développée avec des normes aussi strictes ?

L’objectivité : débat de moralité ?

Au vu de ce qui précède, force est de constater que ce qui prévaut finalement dans ce débat est moins la question de l’objectivité que celle de l’honnêteté[9] : le bon journaliste, issu des études en lettres, est sensible à la méthode à privilégier pour rapporter, critiquer et commenter un fait sans tomber dans la démagogie et l’interprétation abusive. Si c’est un exercice qui demeure délicat par bien des aspects, l’essentiel serait d’essayer de le faire : les journalistes détiennent ce pouvoir, quelquefois terrifiant, de modeler l’opinion à l’image de leur propre subjectivité. On en revient finalement à un éternel débat de moralité qui remet la déontologie du journaliste au cœur du problème.

Ariane Mawaffo et Pierre-Hugues Meyer

 

[1] Trésor de la langue française informatisé : http://atilf.atilf.fr/.

[2] Scientifique : qui a rapport à la science, i.e., connaissance approfondie des choses dans ce qu’elles sont.

[3] Anne Armand, « Enseigner la littérature – enseigner l’histoire : entre compagnonnage et rivalité », http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/lettres-histoire/IMG/pdf/conference_A_Armand_INRP_actes-1.pdf

[4] Gustave Lanson, « La méthode de l’histoire littéraire », in Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, H. Peyre, Hachette 1965, p. 35-36. cité par Anne Armand, ibid.

[5] Gustave Lanson, idem.

[6] Gustave Lanson , « Les Études modernes dans l’enseignement secondaire », L’Éducation de la démocratie, F. Alcan, 1903, p. 167, cité par Jey Martine, « Gustave Lanson : De l’histoire littéraire à une histoire sociale de la littérature ? », Le français aujourd’hui 2/2004 (n° 145) , p. 15-22 ,  www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2004-2-page-15.htm.

[7] Mot qu’affectionne d’ailleurs tout lettreux qui se respecte.

[8] Le trésor de la langue française informatisé.

[9] Conformité (quant à la probité, à la vertu) à une norme socialement reconnue. Dans le domaine de la vie intellectuelle, rigueur, franchise.

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