La Revue du Monde noir

II-3: La Revue du Monde Noir[1] : naissance et fonction

(Lire la suite dans l’intégralité du dossier« Le rôle des revues dans la définition de la littérature afro-caribéenne des années 1930 » ici)

La naissance de La RMN[2] s’inscrit dans un climat de remise en question soutenue de la domination de la race blanche sur la race noire. En effet, aux États-Unis, on assiste depuis le début des années 1900, à lutte pour la reconnaissance de l’homme noir. Des mouvements se créent en Afrique, en Europe et en France qui s’accompagnent en général de publications au sein desquelles les différents acteurs exposent leur point de vue. On note par exemple la revue The Crisis fondé par W.E.B. Dubois de la NAACP[3] ( 1910),  le journal The Negro World  fondé par Marcus Garvey de l’UNIA[4] aux États-Unis (1918). La particularité de ces journaux est d’avoir une approche afrocentrée de la race nègre dont ils interrogent les valeurs et qu’ils cherchent à défendre. Ils sont tournés vers l’international et ne se limitent pas à des lecteurs immédiats sur le plan géographique. C’est ainsi que certains suppléments du Negro World sont disponibles en français et en anglais.

Si La RMN n’est rattachée à aucune association ou mouvement en particulier, elle doit toutefois sa création, entre autres, à la première édition du Congrès Panafricain à Paris en 1919[5], organisée par W.E.B. Dubois, l’un chef de file de la lutte pour les droits des noirs aux États-Unis et Blaise Diagne, représentant du Sénégal et député à Paris. Au cours de ce Congrès, les intellectuels noirs interrogent leur condition et réclament aux administrateurs coloniaux une reconnaissance de la différence nègre, en s’appuyant sur des revendications portées lors de la Première Conférence panafricaine du 23 juillet à Londres. Ainsi, les intellectuels africains en terre française sont grandement motivés par ce qui se passe aux Etats- Unis. On peut citer en guise d’exemple le mouvement Harlem Renaissance porté par Claude McKay ou encore Langston Hughes ainsi que le mouvement de réappropriation des racines africaines par les élites intellectuelles sous l’impulsion du Dr Jean Price-Mars. C’est donc tout naturellement que La RMN devient un espace aux fonctions multiples que nous allons relever ci-dessous.

L’orientation de la revue se veut toutefois entièrement culturelle, éloignée des considérations politiques des mouvements panafricains qui entourent sa création. Il s’agit pour elle de révéler une « réalité nouvelle […] culturelle et sociologique » ainsi que l’affirme Louis Thomas Achille dans la préface de la Collection complète de La Revue du Monde NoirLa RMN se veut fédératrice et révélatrice d’« une culture, une âme, un humanisme noir, un Monde noir »,  différents d’une nation noire.

I- 1 : Revue comme lieu d’expression d’une minorité

Le projet des membres des comités directeurs de La RMN est clair : adopter une approche transnationale et épistémologique de l’homme noir en le plaçant au centre de la réflexion. La revue se veut, dans un premier temps, une alternative aux grandes publications françaises, élitistes et eurocentrées avec un regard exotique sur l’homme noir ou encore aux publications plus assimilationnistes, dont les préoccupations sont éloignées de la volonté de la reconnaissance de la race nègre en tant que telle. Les occasions de se faire entendre, de surcroît de la bonne manière, sont inexistantes sinon très rares. Locha Mateso affirme à ce propos que « Pour ce qui regarde les journaux et revues, les articles sur l’Afrique sont publiés en général par des organes de presse se situant à la lisière de l’information sérieuse et de la bande dessinée. On peut ainsi observer que le thème africain apparaît d’abord dans des journaux considérés comme récréatifs, tels l’Explorateur, l’Universel, À travers le monde […]. Les grandes revues culturelles comme La Revue des Deux Mondes […] parlent parfois de l’Afrique mais presque toujours sous l’angle de l’aventure : récits d’exploration, de voyages… »[6] . Ainsi, le projet de La RMN est, en ce sens, révélateur : « Donner à l’élite intellectuelle de la Race noire et aux amis des noirs un organe où publier leurs œuvres artistiques littéraires et scientifiques»[7]. Les fondateurs de la revue veulent opposer aux discours paternalistes du colon une vision critique et réfléchie de la culture noire. Aucune trace d’ambiguïté dans l’orientation éditoriale de la revue, posée dans le court éditorial, intitulé : « Ce que nous voulons faire ». Dans ce texte, le comité entend offrir un espace concret de promotion de la particularité de la civilisation nègre. Les verbes à l’infinitif placés au début des trois premiers paragraphes, donnerétudier et créer, établissent un programme dont les points centraux sont l’ouverture et la promotion de l’originalité noire.

I- 2 : Revue : lieu de rencontre, de collaboration et de fédération des sensibilités afro-caribéennes

La revue, d’autre part, est un moyen de fédérer les principaux acteurs de la promotion de la culture noire autour d’un espace commun afin de générer un enrichissement mutuel entre ses collaborateurs. Paulette et Jane Nardal[8], en mettant sur pied la revue, s’inscrivent en droite ligne du mouvement New Negro, un mouvement né aux Etats- Unis. C’est du moins ce qu’affirme Philippe Dewitte lorsqu’il déclare : « Les Martiniquaises établissent le lien entre les Africains et les Antillais de France et le mouvement américain de la « Negro-Renaissance » dont les plus illustres représentants, Claude Mc Kay, Langston Hughes ou Counteen Cullen sont régulièrement de passage à Paris. »[9]

Il s’agit donc, pour la revue, de « créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral qui leur permette de se mieux connaître, de s’aimer fraternellement, de défendre plus efficacement. Cette déclaration d’intention laisse apparaître la volonté d’unir les acteurs culturels du monde noir sous une même bannière afin de donner du poids à leurs revendications. Ainsi, La RMN devient le creuset d’une co-influence entre des collaborateurs d’origines diverses et de pays divers : Antillais, Africains, Européens et Américains. Dans le numéro 1 de la revue, on retrouve le Français Jean-Louis Finot ou encore l’Américain Claude Mc Cay.  Ces collaborateurs pour la plupart, bénéficient déjà d’une grande notoriété, autant dans le milieu politique et culturel de leur époque, qui leur permet d’apporter de la légitimité à une revue en pleine construction. Pour les étudiants tels que Menil et Lerot, la revue se présente comme une opportunité pour publier les premiers textes et être lus par les auteurs déjà confirmés. Ils y côtoient des journalistes, docteurs, avocats et même des personnalités politiques influentes tels que le Dr Jean Price-Mars, alors sénateur d’Haïti.

I-3 : Revue :  espace de formation de l’esprit critique

C’est grâce à cette co-influence que La RMN se mue également en espace d’apprentissage à l’esprit critique, en se positionnant en tant qu’espace de formation à l’écriture et à la critique. Julien Hage dans son article «Les littératures francophones d’Afrique noire à la conquête de l’édition française »[10] parle d’atelier critique pour qualifier la revue. Louis-Achille raconte d’ailleurs dans sa préface, comment se passaient les séances. Le dimanche, dans le salon des Nardal, situé « 7 rue Herbert », « on réfléchissait sur les problèmes coloniaux et interraciaux, sur la place croissante prise par les hommes et les femmes de couleur dans la vie française, on s’alarmait de toute manifestation de racisme pour aller la combattre ailleurs, avec des moyens appropriés ». La critique est donc omniprésente dans la revue à l’exemple de l’article « Égalité des Races » de Louis-Jean Finot (N°1 pp. 5 – 11) qui critique la politique socio-économique française en décalage avec le contexte géopolitique mondial[11].

I- 4 : Revue : expression et reconnaissance d’une diversité

L’une des caractéristiques les plus importantes d’une revue est sa diversité.  Dans La RMN, cette diversité se décline d’une part en termes de collaborateurs, tel que souligné précédemment, mais également en termes de sujets traités. Ils sont d’une grande variété et touchent tous les domaines : art, culture, littérature, politique, géographie, science… C’est ainsi que La RNM a publié des dizaines d’articles qui font état de différentes situations culturelles et sociopolitiques du milieu dans lequel évoluent ses collaborateurs, répondant ainsi à la fonction première d’une revue.[12]  La part littéraire est prépondérante. On y retrouve des textes tels que des poèmes : « Poem » de Claude Mc Kay, des récits de fictions : « L’Étincelle » de Walter White, publié sous forme de feuilletons ; des contes « Molocoye Tappin» de Cugo Lewis (N°4, pp. 258 – 241) .

Mais également La RMN accueille des réflexions critiques : « La Mentalité des Noirs est-elle inférieure ?» de E. Grégoire Micheli (N°2, pp. 89 – 97) ;  des comptes rendus informatifs : « Un prêtre noir a été ordonné à Paris » (N°2, pp. 126- 127) ;  des réflexions sur l’art et la musique nègre : « L’art nègre » de Pierre B. Salzman (N°4, pp. 242 – 243) ; des textes socio-politiques « Can Humanity be humanised ? » texte de l’anthropologue suédois H.M Bernelot- Moens(N°4, pp. 199 – 207); et même biographique : un portrait est même consacré à l’un des membres de la revue : « Docteur Price-Mars » de Guy Zuccarelli (N°3, pp. 154 – 157) Les articles sont autant en français qu’en anglais dans le but de favoriser la diffusion à l’international. Dans tous ces textes, prédomine la volonté de dire l’homme nègre, de le montrer, de le révéler au monde.

Cette diversité se veut enfin une illustration des fondements profondément culturels de La RMN. Comme le souligne Louis Thomas Achille dans sa préface, si la revue est créée dans un climat nationaliste au sein duquel des mouvements militent pour les droits des noirs en favorisant un racisme noir, elle marque sa différence en tentant d’envisager le noir sous un angle plus culturel. « Il ne s’agissait pas d’un mouvement négriste», affirme Jane Nadal[13]. Tout le monde est invité, autant les noirs que les blancs, à collaborer à la revue, et c’est ce qui se produit. Cette position modérée de la revue[14] finit pourtant par déplaire à certains de ses membres qui vont la quitter pour créer d’autres espaces plus en accord avec leurs revendications.

II- Le rayonnement de la Revue du Monde Noir

En avril 1932, une année seulement après sa création, La RMN voit cesser sa publication. La censure omniprésente ainsi que des problèmes financiers jouent un rôle actif dans cette fin. Cependant, ces problèmes ne suffisent pas à décourager les acteurs de ces presses, qui, une fois de retour dans leur territoire d’origine, mettent sur pied d’autres revues. Or la création de ces nouveaux organes d’expression de la pensée nègre marque également la fin d’une mixité afro-antillaise. Les revues sont plus spécifiques et traitent de sujets inhérents à la condition d’être un noir ou d’être un antillais. C’est le cas des revues Tropiques et de Présence Africaine, deux revues dont nous parlerons plus en avant dans notre site.

[1]  La RMN dans notre texte.

[2] Il faut souligner que des revues à vocation générale de défense de la race noire ont été créées bien avant La RMN mais n’ont pas bénéficié de la même notoriété que celleciOn peut citer par exemple la revue abolitionniste La Revue des Colonies de Cyrille Bissette, fondé en Martinique en 1834. ( Locha Mateso, La Littérature africaine et sa critique, Paris, Khartaladécembre 1986).

[3] National Association for the Advancement of Colored People (1909 – à nos jours), l’une des plus anciennes organisations du droit des hommes noirs en Amérique.

[4] L’UNIA (Universal Negro Improvement and Conservation Association and African Communities League (1887-1940).

[5]L’histoire complète des grands moments du Panafricanisme est dans un ouvrage édité par l’Organisation Internationale de la Francophonie et préfacé d’Abdou Diouf, ancien Secrétaire Général de la Francophonie : Le mouvement panafricaniste au Vingtième siècle, mai 2013, disponible sur http://www.francophonie.org/IMG/pdf/oif-le-mouvement-panafricaniste-au-xxe-s.pdf

[6] Locha Mateso, op.cit.

[7] « Ce que nous voulons faire » in La Revue du monde noir, op.cit.

[8]Louis – Thomas d’Achille affirme à ce propos que : « Évoquant, pour sa part, l’influence des écrivains noirs américains sur les intellectuels noirs de France et des Antilles, Michel Favre dans la Rive Noire, rappelle la longue tradition d’accueil et de sympathie que trouvèrent en France, et surtout à Paris, nombre d’hommes de culture, noirs d’Amérique du Nord, artistes écrivains, musiciens qui y séjournèrent plus ou moins longtemps. C’est de ces rencontres bilingues à Clamart que naquit, en partie, La Revue du Monde Noir[…] ». Préface de Louis-Thomas Achille in La Revue du Monde Noir, op.cit.

[9]  Philippe Dewite, Les Mouvements Nègres en France, 1919-1939, l’Harmattan, Paris, 1935.

[10] Julien Hage, op.cit.

[11] Louis- Jean Finot, “Égalité des Races”, in La Revue du Monde Noir, op.cit.

[12]Le Trésor de la langue française informatisée : « La revue a le devoir ou du moins, la prétention de revoir, de réviser – partant de juger – une petite période de la vie locale ou mondiale, et, selon les cas, de la vie littéraire, scientifique, philosophique, etc. »

[13] Jane Nadal citée par Louis Thomas Achille in La Revue du Monde Noirop.cit.

[14] Jacques Chevrier souligne toutefois qu’ « […] en dépit d’une certaine prudence, peut être due à la subvention du ministère des Colonies dont elle bénéficiait, La Revue du Monde Noir céda trop souvent à la polémique[..]. » Extrait de Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1984p.33.

(Lire la suite dans l’intégralité du dossier« Le rôle des revues dans la définition de la littérature afro-caribéenne des années 1930 » ici)