Black lives matter march in Geneva

Mardi 9 juin 2020, une manifestation en hommage à Georges Floyd, un africain-américain assassiné par la police aux USA, s’est déroulé à Genève. Cette manifestation a également fourni l’occasion à près de 10 000 personnes de réclamer la fin du racisme systémique et des discriminations liées à la couleur de la peau. J’y étais.

Si dans un premier temps je me suis rendue sur place pour documenter en images une marche désormais historique, j’ai fini par me laisser gagner par l’ambiance générale empreint de gravité. Les visages serrés, le poing levé, les manifestant.es, déterminé.es, marchaient pour raconter leur histoire marquée par le racisme quotidien. Ma main tremblante sur mon appareil-photo, j’essaie de prendre deux-trois photos; je n’y arrive pas. D’abord parce que je vois les gens comme des sujets de photographie dans une tentative d’objectivité et, paradoxalement, je lis dans chacun des visages les souffrances que je connais par cœur. Ensuite, parce que je remarque quelque chose qui capte mon attention : devant moi, il y a d’autres photographes qui brandissent leurs appareils comme des armes. J’en compte une dizaine. Ce sont presque tous des hommes blancs. Je suis écœurée. Je m’éloigne. Alors que je cherche un point de vue intéressant pour prendre des photos, je repère une jeune femme à son domicile. Nathalie ( j’apprends son nom plus tard) m’invite à la rejoindre. On ne se connait pas et pourtant elle n’hésite pas une seconde. Après un bref  » mille mercis » lancé à la va-vite, je me précipite vers la fenêtre de sa chambre. A temps pour voir les premièr.es manifestant.es arriver.

Je commence à prendre des photos. Un point de vue intéressant oui mais les photos sont mauvaises. Je suis déçue. Je ne sais pas si cette déception mêlée à l’énergie qui remonte de la foule  font que je commence à me sentir surexcitée. Je vois venir la deuxième vague de manifestant.es qui scandent, le poing levé « BLACK LIVES MATTER » ! Peu à peu, je finis par me laisser aller et, tout en tentant de maintenir un équilibre relatif sur le rebord de la fenêtre et en gardant mon appareil-photo dans une main, je lève le poing et je hurle de toutes mes forces : « LA VIE DES NOIR.ES COMPTE ! » La foule en bas,qui s’était un peu calmée peut être pour prendre des forces, va, tout à coup, se sentir galvanisée par mon cri et me répondre d’une seule voix : « LA VIE DES NOIR.ES COMPTE! « . Je ne m’y attendais pas. A plusieurs reprises, je vais scander divers slogans qui seront repris par les manifestant.es. Nathalie me rejoint, suivi de son colocataire qui, ô surprise, s’avère être un bon ami, Max.

Durant près d’une heure, je vais rester suspendue à cet endroit, le poing levé, me sentant tout à coup investie de la mission de redonner du souffle à ces milliers de femmes, hommes, enfants,jeunes et moins jeunes de toutes les races et catégories sociales, venu.es manifester contre le racisme. Moi qui au début voulait plutôt rester discrète et contribuer au mouvement à travers l’image, je finis par embrasser cette nouvelle visibilité qui va d’ailleurs s’afficher sur les réseaux sociaux vu la dizaine de vidéos reçus. Je ne me pose pas de questions. Fini d’avoir honte d’être qui je suis, de me situer à cette intersection de discriminations : noire, femme, ronde. Fini de raser les murs afin d’éviter les ennuis.  Je pense à mon mari, Suisse et noir, qui doit constamment se justifier sur sa couleur de peau, qui est contrôlé systématiquement par la police.  Fini de garder la tête baissée en espérant que la tempête passe gentiment. Il est vrai que je n’ai jamais eu de peine à revendiquer ma couleur de peau ( d’ailleurs, ai-je le choix? ) mais, perchée sur ce balcon en ce mardi 9 juin, je sais que quelque chose change définitivement chez moi. Je ne sais pas encore quoi mais je me sens renforcée dans la justesse du combat que je mène depuis des années.

Je suis à bout de souffle. J’ai mal aux bras et à la gorge à force d’avoir crié et d’avoir brandi le poing. Et pourtant, je ne m’arrête pas. Aucun.e des manifestant.es ne s’arrêtent . Nous nous encourageons mutuellement. Je regarde les visages et je vois des gens. Des vraies personnes. Des individus riches d’une belle histoire plus complexe que celle qui circule en ce moment dans les médias.  Et ce sont celles et ceux que je suis fière de présenter dans cette série photo. Les manifestant.es tiennent à me montrer leurs panneaux sur lequel les messages rivalisent  d’inventivité : « RACISM IS A SMALL DICK ENERGY », « WE STOP WHEN RACISM STOPS », « WHITE SILENCE IS VIOLENCE », « HUMANITY VS RACISM », Etc. Et là je shoote à n’en plus finir. Plus tard, alors que je trie les photos, je fonds en larmes, émue et fière de tous les regards qui fixent ma caméra, l’air de dire : « NOUS N’AVONS PLUS HONTE ».