
Le personnage d’Andromaque est devenu au fil du temps et des écrits la représentation parfaite de l’amour maternel et de la fidélité conjugale inconditionnelle. Personnage mineure dans les mythes autour de la Guerre de Troie, la fille d'Éétion, roi de Cilicie de Troade, Andromaque est la femme d'Hector, fils de Priam et d’Hécube et héros troyen, dont elle a eu un enfant, Astyanax. Après la guerre de Troie durant laquelle son mari et son fils sont tués, elle échoit à Pyrrhus, fils d’Achille, qui l’emmène en Épire et duquel elle aura trois enfants. Après la mort de son second époux, Andromaque épouse Hélénos, roi d’Épire et frère de Pyrrhus duquel elle a un enfant. Mais malgré ces divers hyménées, Andromaque reste fidèle à la mémoire de son premier époux, Hector. C’est en particulier ce trait de caractère qui fera d’elle l’un des personnages féminins les plus célébrés dans l’Antiquité et, plusieurs siècles plus tard, de nombreux poètes vont poursuivre cet hommage en les adaptant à leur manière dans diverses œuvres littéraires.
Dans notre travail, nous allons nous intéresser de près à l’une de ces adaptations, celle de Racine. En 1867, l’auteur français publie Andromaque, une tragédie en cinq actes à propos de l’héroïne troyenne face à un dilemme : épouser son geôlier pour sauver son fils ou rester fidèle à la mémoire de son époux Hector et perdre son fils. En toile de fond, Hermione, fille de Ménélas et d’Hélène, promise depuis sa naissance à Pyrrhus se positionne en rivale jalouse d’Andromaque. Elle ne supporte pas de voir Pyrrhus préférer la captive troyenne ; d’un autre côté, Oreste, fils d’Agamemnon, est également amoureux d’Hermione, quoique cet amour ne soit pas réciproque. C’est un triangle amoureux qui se termine de manière tragique pour plusieurs des protagonistes. Cette réécriture par Racine de l’histoire d’Andromaque après la défaite de Troie a suscité de nombreuses polémiques à son époque. Celle qui a retenu notre attention a été baptisée de Querelle des Anciens et des Modernes.
Cette querelle repose sur deux conceptions de la littérature au milieu du XVIIème siècle. L’une, soutenue par les Anciens, prônait l’imitation des Auteurs antiques comme fondement de la création littéraire et l’autre, défendue par les Modernes, soutenait l’innovation et l’adaptation de l’écriture littéraire à l’époque contemporaine. Cette innovation devait s’appuyer sur le respect des règles de la tragédie classique. A priori, lorsqu’on analyse le travail de Racine dans cette Querelle, nous constatons qu’il prend position pour les Anciens. Toutefois, l’esthétique qui va devenir la sienne après la publication d’Andromaque permet d’émettre quelques réserves. Ce travail est donc l’occasion pour nous d’analyser sa stratégie, de découvrir comment, grâce à cette œuvre, il livre sa propre conception de la Tragédie et comment il réussit, encore de nos jours, à continuer de susciter l’intérêt du public.
- Les sources grecques et latines de Racine : Eclectisme et assimilation racinienne.
- Virgile, l’Enéide.
L’Andromaque de Racine est le laboratoire par excellence de l’application de sa propre conception de la littérature. Il applique sa conception imitative de la littérature en s’inspirant pour son œuvre principalement des auteurs Antiques. Dans les différentes préfaces d’Andromaque (la première présente dans les éditions de 1668 et de 1673, la seconde dans celles de 1676, 1687 et 1697), – lesquelles constituent les points de départ de toute réflexion à propos de la pratique imitative de Racine –l’auteur cite plusieurs auteurs, grecs et latins, dont il s’est inspiré pour son œuvre.
Tout d’abord, il ouvre sa préface avec tout un passage du chant III de l’Énéide de Virgile (dix-huit vers). L’Énéide est une épopée relatant le voyage d’Énée après la guerre de Troie. Il déclare à ce propos :
« Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie, voilà le lieu de la scène, l'action qui s'y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères […]. »
Virgile est donc, selon les déclarations de Racine, la source première de son inspiration, du moins en ce qui concerne le canevas de son œuvre, les personnages ainsi que le lieu. D’après le texte de Virgile, l’Andromaque de Racine est une sorte de continuation de ce qu’il advient à la troyenne après la chute de Troie. En reprenant à l’identique ces éléments, Racine marque sa volonté de se conformer à ce qui a été écrit auparavant à propos de l’histoire. Dans son livre Le travail de Racine[1], Alain Niderst affirme que :
« le spectateur qui entre dans la salle connaît l’histoire qu’on va représenter et les épisodes qui la rythmeront […] Quand l’une de ces scènes commence, le spectateur se cale au fond d’un fauteuil et se demande ce que le poète aura fait de ce morceau attendu et, peut-on dire, imposé. »
Racine s’inspire également dans le chant III[2] de l’Enéide du motif d’Andromaque sous les traits de la veuve inconsolable. En effet, dans les vers que Racine cite dans sa préface, il nous est présenté par Enée une Andromaque qui continue à honorer son époux :
«[…]libabat cineri Andromache, Manisque uocabat
Hectoreum ad tumulum, uiridi quem caespite inanem
et geminas, causam lacrimis, sacrauerat aras. »[3] (v.304-305).
La tonalité mélancolique et fataliste (propre à l’élégie) qui prévaut dans le discours d’Andromaque dans ce dialogue est une tonalité que Racine va largement exploiter. C’est le cas au vers 276 de l’acte I scène 4 : « Hélas ! On ne craint point qu'il venge un jour son père ». C’est aussi le cas dans la scène d’adieu d’Andromaque que l’on retrouve dans l’Iliade, à l’acte III scène 8. Les traits d’une épouse modèle et fidèle à la mémoire de son époux sont mis en valeur, et le désespoir apparait dans le fait d’être encore en vie. Une spécificité propre à Virgile que Racine ne reprend cependant pas est la présentation d’Andromaque comme une esclave abusée et abandonnée par Pyrrhus au profit d’Hélenus son frère, situation beaucoup trop dégradante et qui ne cadre pas avec l’image de dignité que Racine veut donner à son heroïne :
« nos, patria incensa, diuersa per aequora uectae,
stirpis Achilleae fastus iuuenemque superbum,
seruitio enixae, tulimus: qui deinde, secutus
Ledaeam Hermionen Lacedaemoniosque hymenaeos,
me famulo famulamque Heleno transmisit habendam.
Ast illum, ereptae magno inflammatus amore
coniugis et scelerum Furiis agitatus, Orestes
excipit incautum patriasque obtruncat ad aras.
Morte Neoptolemi regnorum reddita cessit
pars Heleno, qui Chaonios cognomine campos»[4] (v. 325-334).
On retrouve également une évocation à propos d’Oreste et de la jalousie qu’il éprouve envers Pyrrhus qui sera mieux développée par Euripide : c’est de sa propre initiative qu’il fomente la mise en application du meurtre de Pyrrhus, tandis que chez Racine, c’est à la demande d’Hermione que cela se produit.
Il est intéressant de noter avec Patrick Dandrey, que la source virgilienne est « noble, certes, mais particulièrement parcimonieuse »[5]. En effet, on peut s’interroger sur le choix de Racine de ces quelques vers peinant à dépeindre, tel que Racine l’affirme, l’entièreté de sa tragédie. On pourrait répondre toujours avec Dandrey, que c’est par un souci de marquer le plus profondément son émulation par rapport à Virgile qu’il opère ce choix : « Finalement, il semble avoir pour objectif dans les deux versions de sa préface, de faire attribuer à son jeune talent le mérite d’avoir coloré, enrichi et approfondi une esquisse la plus vague possible »[6].
- Euripide, Andromaque
La seconde source de Racine est Andromaque, tragédie écrite vers 423 par Euripide, un des trois grands tragiques de l'Athènes classique, avec Eschyle et Sophocle, à qui Racine voue une grande admiration[7]. Euripide relate dans sa tragédie l’histoire d’Andromaque, captive de Néoptolème dont elle a eu un enfant, Molosse. Néoptolème (Pyrrhus chez Racine) est également marié à Hermione, fille d’Hélène et de Ménélas. Or celle-ci ne parvient pas à avoir d’enfant de lui. Jalouse d’Andromaque, Hermione va s’en prendre à elle et à son enfant, les menaçant de mort. Ils sont sauvés in extremis par Pelée, le père d’Achille. Hermione, face à cette défaite veut se donner la mort. Mais survient Oreste, le fils d’Agamemnon, à qui la main d’Hermione avait été promise. Il s’enfuira avec Hermione en laissant planer une menace de mort sur la personne de Néoptolème alors en déplacement à Delphes, menace qui sera mise à exécution. La pièce s’achève sur l’annonce d’une nouvelle union d’Andromaque à Helenos, frère de Néoptolème.
Euripide a centré sa pièce autour du conflit entre Andromaque et Hermione. Racine s’en inspire, en relativisant son importance dans l’intrigue. Il rassemble les actions secondaires et les structure autour de cette principale : le triangle amoureux impliquant Andromaque, Hermione, Oreste et Pyrrhus, la mort tragique de celui-ci ainsi que la menace de mort pesant sur l’enfant d’Andromaque. Toutefois, il tient à affirmer sa prise de distance par rapport à Euripide dans sa préface, surtout en ce qui concerne le caractère d’Hermione : « Voilà […] les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères, excepté celui d'Hermione dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l'Andromaque d'Euripide. » En effet, les échanges entre les deux femmes chez Euripide qui y sont fortement teintés de violence, se réduisent chez Racine a un seul échange dans l’acte III scène quatre. À une longue tirade d’Andromaque, Hermione va répondre avec à peine quelques vers, ce qui tranche avec la violence présente chez Euripide, caractérisée sur le plan formel par une stichomythie[8].
Sur le plan chronologique, L’Andromaque de Racine est beaucoup plus proche de la chute de Troie que l’Andromaque d’Euripide.
C- Homère, L’Iliade
La troisième source est l’Iliade d’Homère, composée entre 850 et 750 av. J.-C. dont se sont également inspirés Virgile et Euripide. L’Iliade est une épopée grecque relatant la guerre de Troie, à partir de la dernière année de son siège par les Grecs jusqu’à la défaite de la ville. Durant cette guerre, plusieurs héros se distinguent dont Hector, fils de Priam et Hécube et mari d’Andromaque. La scène qui va retenir l’attention de Racine,situé au chant VI, vers 369-502 de l’Iliade, est celle de l’adieu entre Andromaque et son époux Hector. Patrick Dandrey souligne dans son étude que « cette scène pathétique et tendre présente un caractère affectif et émouvant qui tranche avec les fureurs et les horreurs d’une épopée bruissante de combats et de chants de triomphe ou de deuil ordinairement plus rudes, sinon violents. »[9] Il ajoute que « C’est à ce souvenir […] que Racine se réfère lorsqu’il fait allusion (dans la préface) à l’image traditionnelle d’Andromaque, de son caractère et de son affection exclusive pour Hector et Astyanax »[10]. Racine va faire plusieurs fois référence au texte homérique dans Andromaque ; par exemple, dans presque toute la scène une de l’acte IV, on retrouve l’Andromaque épouse et mère éplorée du chant XXII de l’Iliade, de même que l’évocation des évènements survenus à Troie comme la réaction des Troyens dans la scène quatre de l’acte III ou encore la mort d’Hector, dans la scène six de l’acte III (v. 926-931).
L’Iliade est le point de départ de toutes les réécritures, interprétations et continuations sur la Guerre de Troie. Cette épopée s’achève sur les lamentations autour d’Hector.
d- Les Troyennes
L’autre source de Racine est Les Troyennes[11], une tragédie de Sénèque, dramaturge et homme d'État romain du Ier siècle de l'ère chrétienne. Cette tragédie trouve sa source dans les Troyennes[12] d’Euripide. Elle se situe après l'incendie de la ville et le départ des navires grecs. Or le voyage des vainqueurs est vite écourté par des circonstances climatiques défavorables ; seul le sacrifice de Polyxène et d’Astyanax, respectivement fille d’Hécube et fils d’Andromaque pourra permettre aux navires grecs de partir. Andromaque tente de cacher son fils, mais Ulysse fait peser la menace de destruction du tombeau d’Hector, son défunt mari, puisque le fils ne peut être tué. Après maintes péripéties, Polyxène est égorgée et Astyanax précipité du haut des murailles. La pièce s’achève sur les lamentations d’Hécube et d’Andromaque, impuissantes face à leur destinée de captives et face à la mort de leurs enfants. Racine s’inspire de ces textes pour renforcer les traits de son personnage Andromaque, mère et épouse dévouée et éplorée, avec cette fois, une nouvelle donnée ; dans son deuil, elle doit effectuer un choix entre la mémoire de son époux et la vie de son enfant.
Sénèque revient également sur les évènements liés à la guerre, comme le sort tragique d’Hector à la scène une de l’Acte III : « Il n'y a qu'un moment que Troie est perdue pour vous, mais elle a péri pour moi depuis le jour où le vainqueur impitoyable traîna mes membres dans la poussière, et où j'entendis l'essieu de son char crier avec un bruit affreux sous le poids de mon Hector ».[13]
Racine réussit à extraire de ses différentes sources d’inspiration des éléments structurants qui ont pour base commune le dilemme d’Andromaque. Cette habileté augmente l’intensité dramatique de la tragédie, car chaque moment des pièces antiques est mis en valeur, et le personnage d’Andromaque est progressivement étoffé par toutes ces étapes psychologiquement éprouvantes. Dans Les Troyennes de Sénèque que nous avons vu précédemment, le dilemme est au centre du récit tragique. Un dilemme teinté de drame inévitable pour les Troyennes alors en situation de deuil. L’auteur s’attarde sur cette situation et en accentue le tragique notamment en utilisant comme pierre d’achoppement des enfants, impuissants ou muets comme c’est le cas avec Polyxène. Renforcer le pathos de la situation est donc le but recherché par Sénèque – et Euripide avant lui, et Racine a su valoriser cette tendance. Mais ce pathos tire moins son essence dans les origines épiques de l’histoire d’Andromaque que dans l’art de Racine. Le drame politique contenu dans le sacrifice d’Astyanax pour la survie du peuple, tel que développé par Euripide et Sénèque, est adroitement relevé par le drame affectif de l’épouse fidèle à la mémoire de son époux et contrainte de s’unir à son bourreau.
Au vu de ce qui précède, on ne peut ignorer le génie personnel de Racine qui ne s’est pas limité à copier servilement les Anciens mais qui a conçu une tragédie sur la base de celles existant déjà. Racine a une intense pratique éclectique[14] de l’imitation, il ne se limite pas à un auteur mais en imite plusieurs. Il applique ainsi ce que Du Bellay prônait déjà dans sa Déffense et Illustration de la langue françoise :
« Toutesfois d’autant que l’Amplification de nostre Langue[…] ne peut se faire sans Doctrine et sans Erudition, je veux bien avertir ceux, qui aspirent à ceste gloire, d’immiter les bons Aucteurs Grecz, et Romains, voyre bien Italiens, Hespagnolz et autres : ou du tout n’écrire point, si non à soy. »[15]
Imiter les auteurs anciens est pour Racine donc un moyen de légitimer son travail. En le plaçant en droite héritage des œuvres des auteurs Anciens, il confère à son œuvre une certaine qualité et se défend contre ses détracteurs, à l’exemple de Saint-Evremond (moraliste et critique libertin français, 1616-1703) pour qui « l’auteur d’Alexandre est un homme qui a de l’esprit mais qui n’a pas le goût de l’Antiquité »[16]. D’ailleurs, il le dit : « Ma tragédie est faite, je n’ai plus qu’à l’écrire »[17].
Mais son originalité réside dans autre chose. En effet, quoiqu’il défende l’imitation des Anciens comme fondement de la création littéraire, Racine « emprunte » au clan des Modernes, l’application stricte des règles de bienséance, de vraisemblance et d’unité comme vecteurs de la création artistique. C’est de cette manière que Racine finit par passer du stade du simple imitateur à un créateur; en effet, il crée grâce à cette combinaison, une nouvelle forme de Tragédie, « dont l’originalité tenait à un double refus : celui de la tragédie de Corneille, et celui de la tragédie romanesque et galante ; qui était marqué à la fois de plus de rigueur dramatique et de plus de poésie ; où la violence passionnelle de l'amour se greffe sur l'enjeu politique, et entraîne tout, comme une fatalité. »[18]
- Les raisons de son choix
Lorsqu’il écrit Andromaque, Racine a pleinement conscience de son époque et des attentes de ses contemporains. C’est principalement l’une des raisons qui fondent son émulation par rapport aux auteurs Antiques : il va innover de plusieurs manières et prendre une distance radicale avec ses modèles. Même s’il réclame cette filiation autant avec Sénèque qu’avec Virgile et Euripide, Racine trace dans sa préface, une ligne de démarcation entre son travail et le travail de ces auteurs, dans certains aspects principalement au niveau de l’intrigue et du caractère des personnages.
Il modifie d’abord radicalement le caractère de certains personnages, afin qu’ils soient plus conformes à une réalité qui serait celle de son époque, c’est-à-dire le XVIIème siècle. Il l’affirme dans sa première préface : « Toute la liberté que j'ai prise, ç'a été d'adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans sa Troade, et Virgile, dans le second livre de l'Enéide, ont poussée beaucoup plus loin que je n'ai cru devoir le faire.” En dehors d’adoucir les caractères d’Hermione et de Pyrrhus, Racine opère le choix dramaturgique de faire vivre Astyanax afin que son héroïne corresponde à l’idée que le public, pour lequel Racine écrit, se faisait d’elle : « Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus et qu'Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s'agit point de Molossus : Andromaque ne connaît point d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax ».
Racine, en fin dramaturge, sait ce qu’il faut faire pour plaire à son public et lui tirer quelques « larmes »[19].
Il présente ce besoin de garder Astyanax en vie comme une obligation et compte sur l’apparent esprit d’ouverture de son « pays », c’est-à-dire, le public contemporain à Racine, plus moderne, où, selon Racine, « cette liberté ne pouvait pas être mal reçue »[20].La raison qu’il va avancer pour expliquer ce choix de faire vivre le fils d’Hector repose sur un besoin pour Racine de se conformer au public contemporain,
Ce qui permet aussi à Racine d’actualiser ce mythe, c’est sa capacité à utiliser des thématiques qui sont celles de son époque. Ces thématiques contemporaines que sont l’amour, le déchaînement des passions, la peur de l’échec et les frustrations des gouvernants révèlent des sentiments humains dans une époque où ce n’était pas très visible, surtout dans la classe gouvernante. Racine par exemple oppose la raison du cœur à la raison d’état. Pour Muriel Mayette, metteur en scène française,
« Racine met à mal l'idéal chevaleresque qui jadis avait fait la gloire de Corneille. Dans Andromaque, l'exaltation des valeurs guerrières n'a plus lieu d'être. La guerre de Troie a vu les plus grands soldats s'entretuer, les héros devenir des barbares. Ce retour de Troade est donc vécu sur un mode désenchanté, profondément désillusionné. Le poète démythifie la guerre de Troie, jadis auréolée de ses batailles légendaires et de ses héros mythiques. »[21]
Anne Ubersfeld ajoute que :
« Andromaque est la tragédie des vaincus, la tragédie du mal historique, de la guerre, de la mort, et c’est aussi du destin des peuples qu’il s’agit. […] Le mal fait aux vaincus se retourne brusquement contre les vainqueurs, comme si son fardeau invisible de haine et d’oppression s’était mystérieusement déplacé. »[22]
Cette aptitude de Racine à humaniser les rapports humains au sommet de l’Etat apparait comme une des astuces pour adapter le mythe aux normes du théatre classique ; c’est le tragique personnel sous la trame politique.
- Les stratégies d’application de sa méthode
En fait, il applique les règles de la tragédie classique telles que définies par Aristote. Une tragédie classique se caractérise par son respect des règles de bienséance, d’unité, d’action, de lieu et de temps. Les sujets d’une tragédie sont généralement des personnages de rang noble soumis au malheur par des forces supérieures. Le déroulement des évènements, centralisés autour d’une intrigue forte, se fait dans une fatalité implacable, en un lieu et en un jour, et le dénouement doit nécessairement être tragique pour l’un ou plusieurs des protagonistes.
Racine pense donc sa pièce en conformité avec toutes ces règles. Contrairement à Euripide chez qui l’action est scindée en trois parties et dispersée, l’action de Racine est regroupée autour des amours impossibles des protagonistes. À cette uniformité de l’action, s’ajoute celle du lieu, « une salle du palais de Pyrrhus », celle du temps, comme dans les vers 1123-1124 : «J’ai moi-même, en un jour,/ Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.» et au vers 1213 : «Cette nuit je vous sers, cette nuit je l’attaque.» Racine se tient le plus près possible de cette unité temporelle.
Racine se plie également au respect des règles de bienséances. La doxa à l’époque, figée par Boileau dans son Art poétique, interdit toute forme de violence physique sur la scène.
«Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose :
Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ;
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.» (L’art poétique).
Chez Euripide, la mort de Pyrrhus, même rapportée après les faits, reste d’une grande violente, surtout à cause du réalisme du récit : v.1123 et suivants :
« Alors, élevant la voix, il s'adresse aux citoyens de Delphes : « Pourquoi me tuer, s'écrie-t-il, quand je viens dans des intentions pieuses? Quelle est la cause de ma mort? » Personne, dans cette multitude, ne prend la parole pour lui répondre : mais ils l'attaquent à coups de pierres. Accablé sous cette grêle, il se couvrait derrière ses armes, et parait les coups, en opposant son bouclier de côté et d'autre. Mais ce fut en vain; des traits de toute espèce, les flèches, les dards, les broches des sacrifices, les couteaux à égorger les bœufs, tombaient à ses pieds. »[23]
Chez Racine, il s’agit, pour Oreste, moins de rapporter, dans le détail, le récit de la mort de Pyrrhus que de prouver à Hermione que le travail demandé a été accompli. L’atténuation prévaut dans ce passage. Á la question d’Hermione v.1495, « Il est mort ? », Oreste, devenu meurtrier malgré lui répond « Il expire », utilisant un euphémisme approprié. On est loin de l’énumération des diverses armes utilisées pour attaquer Pyrrhus dans le texte d’Euripide.
Racine respecte enfin la règle de vraisemblance et de la ressemblance. Dans sa première préface, il insiste sur ce point, se portant en faux contre « deux ou trois personnes qui voudraient qu’on reformât tous les héros de l’Antiquité pour en faire des héros parfaits. » Tout comme Aristote et Horace le demandent, le personnage tragique ne doit être « ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant »[24]. Racine a parfaitement conscience de l’effet que cela produirait sur son public. En effet, ce public pourrait se laisser prendre dans le piège des travers moralisateurs :
« [Aristote] ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciterait plus l'indignation que la pitié du spectateur ; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester »[25]. Racine opère cette métamorphose sur ses personnages.
Conclusion
En définitive, l’originalité de Racine réside dans son aptitude à créer un style personnel, une expression enrichissante du pathétique en s’inspirant des œuvres de ses prédécesseurs. Ainsi, l’imitation des Anciens, pour lui, ne doit se faire que dans le cas où l’écrivain apporte un élément de plus à la construction de la tragédie; il ne s’agit plus d’une reproduction des actions passées, d’autant plus que le temps évolue, et les caractères changent. Telle est l’une des raisons fondamentales pour lesquelles Racine a traversé les siècles et continue d’inspirer des générations d’auteurs dramatiques dans le monde entier.
BIBLIOGRAPHIE
Corpus
- Racine, Andromaque, édition préfacée, annotée et commentée par Patrick Dandrey, Paris, le livre de Poche, 2001
Iphigénie, Edition Théâtre Classique.fr, 2008-2013.
- Euripide, Andromaque, traduit par M. Artaud
Les Troyennes,
- Virgile, l’Eneide
- Sénèque, Les Troyennes,
Etudes critiques :
- Georges Forestier, Jean Racine, Biographie NRF Gallimard, 2006.
- Jean Rohou, Jean Racine. Andromaque, Puf, coll. « Études littéraires », 2000.
- Jean Racine, Andromaque, Introduction et notes de Anne Ubersfeld, Les Classiques du Peuple, Paris, 1961.
- Andromaque, Tragédie en cinq actes de Jean Racine, mise en scène de Muriel Mayette. Dossier pédagogique, Académie d'Aix-Marseille, 2010.
Webographie :
- Edition Théâtre Classique.fr, 2008-2013
- http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/troyennes.htm
- http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/AeneisIII/lecture/6.htm
- http://www.ebooksgratuits.com/html/virgile_eneide.html#_Toc199850868
[1] Alain Niderst, Le travail de Racine. Essai sur la composition des tragédies de Racine, Paris, Eurédit, 2001
[2] http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/AeneisIII/lecture/6.htm
[3] « Andromaque offrait un repas rituel et des présents funèbres versant la libation aux cendres d'Hector et invoquant ses Mânes,/ près du tertre vide, recouvert d'un gazon verdoyant, et près de deux autels /qu'elle avait consacrés, et qui lui arrachaient des larmes. » [3] http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/AeneisIII/lecture/6.htm
[4] « Après l'incendie de notre patrie, emportée à travers les mers,/ j'ai enduré la morgue du rejeton d'Achille et son orgueil juvénile,/ et ai accouché dans la servitude. Ensuite, Pyrrhus a suivi Hermione,
la fille de Léda, pour contracter un hymen lacédémonien,/ et a transmis l'esclave que je suis à son esclave Hélénus.
Mais brûlant d'un amour infini pour l'épouse qu'on lui avait enlevée,/ et agité par les Furies suite à ses crimes, Oreste maîtrisa Pyrrhus/qui ne s'y attendait pas, et l'égorgea près des autels de ses pères. Virgile, l’Enéide, Chant III.
[5] Racine, Andromaque, édition préfacée, annotée et commentée par Patrick Dandrey, Paris, le livre de Poche, 2001.
[6]Ibid
[7] Dans sa préface à Iphigénie (1674), Racine déclare que : « Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire, qu'entre les poètes, Euripide était extrêmement tragique, c'est à dire qu'il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie. »
[8] Euripide, Andromaque, traduction de M.Artaud, v. 147-273
[9] Patrick Dandrey, op.cit.
[10] Ibid
[11] Sénèque, Les Troyennes, texte complet sur http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/troyennes.htm,
[12] Vers 415 av. J.C
[13] Sénèque, op.cit.
[14] Michel Edwards dans La tragédie racinienne( Paris, la Pensée universelle, 1972) attribue une source différente au texte Andromaque : « la vraie genèse d’Andromaque – son inspiration intime – passe, en effet, non par la multitude de poètes grecs, latins et français auxquels elle emprunte le nom des personnages, des éléments thématiques ou quelques situations dramatiques, mais par les deux pièces précédentes de Racine : Alexandre le Grand et la Thébaïde ». Cette hypothèse nous a semblé assez surprenante pour la relever dans le cadre de notre travail. Mais puisqu’il n’est pas question pour nous d’interroger la véracité des sources de Racine, nous préférons ne pas nous attarder sur ce point
[15] Joachim Du Bellay, Déffense et Illustration de la langue françoise, 1549.
[16] Saint-Evremond cité par Jean Rohou dans Jean Racine, Andromaque, Paris, PUF, coll « Études littéraires »,p 22
[17] Ibid.
[18]André Durand, Dossier sur Andromaque de Jean Racine, www.comptoirlitteraire.com.
[19] Deuxième préface Andromaque : « Je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector. »
[20] Première préface d’Andromaque.
[21] Andromaque, Tragédie en cinq actes de Jean Racine, mise en scène de Muriel Mayette. Dossier pédagogique, Académie d'Aix-Marseille, 2010.
[22] Jean Racine, Andromaque, Introduction et notes de Anne Ubersfeld, Les Classiques du Peuple, Paris, 1961.
[23] Euripide, Andromaque, traduit par M. Artaud.
[24] ibid
[25] Op.cit.